Fiscalité juste : « Le gouvernement excelle dans les impôts inutiles »

01 juin 2018
Actualité

Peu de partis politiques semblent vouloir réformer la fiscalité afin de la rendre équitable, ni en Belgique, ni à l’étranger ; condition pourtant indispensable si l’on veut mener une politique socialement juste. Une interview de Mehdi Koocheki, conseiller au service d'études de la FGTB.

Mehdi, à quoi ressemble un système fiscal équitable?

« Dans un système fiscal équitable, les épaules les plus fortes portent les charges les plus lourdes. Cela peut être fait de différentes manières. Pour l’impôt sur les revenus, la progressivité peut par exemple être accrue en introduisant des taux de taxation plus élevés sur les revenus les plus élevés, mais aussi en accordant un montant exonéré plus élevé pour les tranches de revenus les plus bas.

L'impôt belge sur le revenu des personnes physiques connaît une progressivité considérable, mais seulement pour les revenus du travail. Les revenus du capital échappent à cette progressivité, car soumis à un impôt forfaitaire  (comme les intérêts et les dividendes) ; d’autres revenus, comme les loyers, sont très peu imposés. Nous plaidons dès lors en faveur d’une globalisation des revenus. Un euro est un euro, quelle que soit son origine - le travail, les intérêts, revenus locatifs, … »

L’impôt sur les revenus des personnes physiques ne concerne pas tout le monde.

« En effet, si vous montez une entreprise, vous pourrez échapper à cette taxation progressive. Un fonctionnaire du service des finances avait un jour dit ceci : "Ceux qui devraient payer l'impôt des sociétés ne paient en fait rien, et ceux qui payent l’impôt des sociétés devraient être soumis à l’impôt des personnes physiques." L'évasion fiscale grâce à une société de gestion ou à une entreprise unipersonnelle est un fléau et ne se justifie nullement. Pourquoi M. ou Mme Dupont devraient-ils payer plus d'impôts que Dupont SPRL, alors que l’activité économique sous-jacente est la même ?

Le ministre des Finances Van Overtveldt vend sa réduction d'impôt des sociétés comme un avantage concurrentiel, mais est-ce que cela va aussi permettre aux dentistes, notaires, avocats et autres professions libérales, ainsi qu’aux travailleurs indépendants, non actifs sur le marché international, de percevoir à l’avenir une nouvelle réduction sur leur déclaration d’impôt.

Par ailleurs, ce gouvernement opte pour des taxes inutiles, comme la taxe sur les spéculations ou sur les comptes-titres, mais n’explore aucune piste plus utile. Nous pensons par exemple à l’instauration d’une taxe sur les plus-values sur actions, la Belgique est en effet un des seuls pays où cette taxe n’existe pas. Nous sommes également en faveur d’une imposition directe des grandes fortunes, ce pour des raisons économiques : pareille taxe inciterait les  détenteurs de grosses fortunes à investir leur argent au lieu de le thésauriser. »

Il y a des choses à faire pour une fiscalité plus équitable ; pourquoi n’y a-t-il rien de concret ?

« Il y a, bien sûr, un incroyable pouvoir de lobbying de la part des grandes entreprises. Dans de nombreux cas, ces lobbyistes rédigent eux-mêmes les textes légaux, comme la fameuse taxe carat qui a été écrite par le secteur du diamant lui-même.

Il y a aussi une idéologie parmi les partis majoritaires actuels selon laquelle les grandes fortunes et les entreprises doivent être choyés pour ne pas nuire à l'économie. Cela crée une culture du laisser-faire en ce qui concerne l’évasion fiscale, et parfois même une sorte d’habitude, après les énièmes Panama Papers ou Lux Leaks. Ces régimes de faveur mènent à la colère du reste de la population et, à long terme, menacent de miner la croyance en notre démocratie.

Les pays européens font également de la concurrence fiscale afin d'attirer autant d'entreprises que possible, voire de sociétés boîtes aux lettres. Cela nourrit la course des impôts vers le bas. »

Le gouvernement fédéral fait le mouvement inverse. En augmentant l'exonération fiscale sur le revenu des actions de 627 à 800 euros.

« L’exemple type d’une mesure purement idéologique. L’idée sous-jacente à cette mesure est « l’activation » de l’épargne. Premièrement, est-ce raisonnable d’encourager les gens à boursicoter avec leur épargne ? Et deux, cette mesure n’active en rien l’épargne, c’est tout simplement un cadeau à ceux qui placent déjà leur argent dans des actions.  Selon les chiffres de la Banque nationale, seul 11 % des ménages belges disposent d’un portefeuille d’actions. Et la grande majorité de ses ménages fait partie des 10 % les plus riches. Il est facile de comprendre qui reçoit un cadeau du gouvernement. »

Nous entendons souvent parler d'une taxe Tobin. De quoi s’agit-il ?

« La taxe Tobin, également appelée taxe sur les transactions financières (TTF) est une charge de 0,01 à 0,1% de la valeur des transactions financières, comme l’achat et la vente d’ordres en bourse ou l'achat de devises étrangères.

Une taxe Tobin peut freiner le trading à haute fréquence. Des ordinateurs gigantesques placent automatiquement des ordres d'achat et de vente sur la base d'algorithmes préprogrammés. À cette fin, ils utilisent des connexions internet ultra-rapides qui doivent leur permettre de réagir plus vite que tout autre à la moindre fluctuation des prix. La réduire rendrait notre système financier beaucoup plus stable.

De plus, une TTF générerait un rendement énorme. Il y a eu des négociations entre les pays de l'UE pendant des années sur l'introduction conjointe d'une TTF. Si les dix pays de l'UE concernés adoptent une TTF, on estime qu’une telle taxe peut rapporter jusqu'à 22 milliards d'euros, dont un milliard pour la Belgique. »

A combien estime-t-on l’évasion fiscale en Belgique ?

« Il s’agit d’estimations. En 2010, la FGTB a commandé une étude du DULBEA qui estimait la fraude et l'évasion fiscales dans notre pays à pas moins de 45 milliards d'euros. Cela signifie une perte de 20 milliards d'euros de recettes fiscales. Un montant énorme. Plus récemment, le juge d’instruction bruxellois Michel Claise a parlé du coût de la fraude fiscale qui s’élèverait à 2.000 euros par Belge. Cela revient également à environ 20 milliards d'euros. Le professeur autrichien Friedrich Schneider parle d’un coût d'environ 18 milliards d'euros nous concernant. »

Et au niveau européen?

« Les estimations de pertes de recettes au niveau des 28 États membres dues à l’évasion et à la fraude fiscales s’élèvent de 800 à 1000 milliards de dollars. »

Les multinationales ne sont-elles pas trop puissantes ? Ne vont-elles pas toujours trouver un moyen de contourner les règles fiscales?

« Il ne fait aucun doute que les multinationales ont beaucoup de pouvoir, mais cela ne signifie pas que la politique et la société sont impuissants. Il va sans dire que les initiatives prises au niveau européen ont plus de poids que si la Belgique les prenait seule. Mais ce n'est pas parce que les choses ne sont pas possibles ou bloquées au niveau de l'UE que nous devons avoir peur d'agir. Il s’agit avant tout d’une question de volonté politique. »

Les critiques argumenteront qu'un impôt sur la fortune est injuste parce que ces gens ont travaillé dur pour construire leur richesse. Pourquoi ces critiques sont-elles fausses?

« Les gens travaillent dur pour obtenir un revenu du travail et ceux-ci sont également taxés. Vous pouvez, bien sûr, vous demander pourquoi les nantis doivent encore être imposés si le revenu l’a déjà été. Mais cet argument de la double imposition n’est pas juste. Pourquoi personne ne parle de double imposition lorsque, grâce à mes revenus j’achète une machine à laver sur laquelle je paie la TVA, ou lorsque je fais le plein de ma voiture et que je paie de surcroit des accises. 

On ne peut pas non plus dire que les nantis aient construits leur fortune principalement grâce à leur dur labeur. Selon une étude menée en 2014 par le chercheur Antoine Dedry, 75 à près de 80% des nantis en Belgique le sont par héritage et non grâce à leur propre travail. »

Un cadastre des fortunes serait nécessaire. Est-ce difficile à réaliser ?

« La Belgique est un des seuls pays européens qui ne dispose pas d’un cadastre des fortunes. En 2015 Ive Marx, professeur à Anvers,  déclarait : “Je peux uniquement dire qu’il est parfaitement possible de lister les fortunes. La plupart des données sont déjà disponibles. Seulement, pour moi, les limites juridiques ne sont pas claires, mais je sais que, si la volonté politique existe, les entraves juridiques peuvent être levées.  Si une majorité démocratique dit que tout ceci doit être transparent, alors ce sera fait.” Nous ne pouvons que constater que, du côté des partis de la coalition, la volonté politique fait défaut ».